Frédérique et Camille

14/06/2014 20:22

FREDERIQUE ET CAMILLE

Frédérique et Camille étaient les meilleurs amis de mes amis. Etaient, puisqu’ils ne sont plus parmi nous. Frédérique a quitté ce monde en novembre 1990 et Camille va nous quitter demain puisqu’il n’y a plus d’espoir, le cerveau à plat, il sera débranché demain Dimanche. Je ne les connais ni l’une ni l’autre mais j’ai appris à les côtoyer à travers leurs amis les plus proches. A force d’entendre parler de leur vie, de leurs qualités, du vide et du manque que ces deux êtres disparus provoquent chez mes amis, je suis désespérément triste pour mes vivants. Comment peut-on, par personne interposée, s’inquiéter de la disparition d’inconnus ? Par quel miracle l’amour que je porte à mes deux amis me transmet-il leur tristesse, leur manque d’eux, la douleur des souvenirs qui remontent à la surface toujours aussi vive malgré le temps qui passe ?

Je me demande comment être présente auprès de ces êtres encore vivants mais mutilés, sans être un poids ? Faut-il raviver les souvenirs ou, au contraire, éviter d’en parler ? Faut-il que je leur montre ma tristesse qui me parait si déplacée, si minime, ou au contraire faut-il que je sois le gai luron qui leur fait oublier cette saloperie de SIDA ? Est-ce que je dois leur dire que la vie est trop courte pour perdre son temps à s’appesantir sur la mort de deux êtres parmi 7 milliards d’habitants ? Ca n’a pas de sens ! Ce n’est pas la quantité dont il question içi mais bien de la qualité des relations que l’on a avec certaines personnes qui nous sont chères  parce qu’elles nous ont reconnus, appréciés, aimés. Avec nos qualités et nos défauts. Avec nos peines et nos joies. Avec nos Amours et notre solitude. Avec nos doutes et nos certitudes. Avec nos contractions aussi, sans nous juger, sans attendre de nous en retour autre chose que de l’écoute, de la compassion, de la compréhension, de la présence.

Je déteste l’idée que je ne les connaîtrai jamais. Si mes amis les aiment, alors forcément je les aurais appréciés ! J’envie la complicité qu’ils ont eu ensemble, les échanges, les rires, les découvertes, les confidences. Est-ce que notre amitié est à la hauteur de celle qu’ils ont vécue avec ces disparus ? Est-ce que je peux remplacer Frédérique ? Est-ce que je peux me substituer à Camille ? Juste pour remplir le vide, juste pour devenir, moi aussi, l’indispensable de mes amis.

Est-ce que cela a un sens de penser à tout cela ? Frédérique est morte voilà presque 24 ans, il y a prescription. Sauf que j’ai appris son histoire il y a 8 mois et l’émotion de mon ami me racontant cette amitié disparue était tellement palpable, tellement intense, que j’aurai dû, à l’époque, avoir un geste de soutien, de compassion. Sauf que, la bienséance,  les dictats de notre éducation, nous empêchent parfois de nous laisser aller à nos élans du cœur. Et c’est bien ce qui est arrivé : je crevais d’envie de le prendre dans mes bras, de le bercer, de lui prendre la main tout au moins mais rien, absolument rien n’est  sorti. Et 8 mois après, c’est la disparition de Camille qui fait ressurgir ces souvenirs et ces actes manqués et la douleur de n’avoir pas été à la hauteur est toujours aussi présente.

Comment soulager la douleur de mon amie qui pleure Camille ? Que faire pour l’aider à traverser cette épreuve ? Est-ce que les autres peuvent nous aider à faire notre deuil ? Ou au contraire, est-ce que le deuil est toujours une affaire de solitude et qu’aucune aide extérieure ne peut amoindrir ou affadir la douleur de la perte ?

Est-ce que la douleur se mesure comme à l’hôpital : sur l’échelle de 10 où situez-vous votre douleur ?

Est-ce que la souffrance est pire quand on perd un ami, un parent proche ou un enfant ?

Pourquoi, alors que nous naissons mortel, ne nous apprend-t-on pas à gérer la mort ? A aider nos proches qui sont en deuil ? On devrait savoir d’instinct comment réagir, comment se protéger, quoi faire, quoi dire. Or c’est tout le contraire : on se retrouve comme un enfant perdu devant une situation inconnue, impensable, inimaginable et on doit tout réinventer à chaque fois : la mort du père, la mort d’un ami, la mort d’un enfant ; rien ne se ressemble, rien n’est comparable et pourtant un seul point commun : la souffrance morale qui entraîne parfois la souffrance physique : la gorge se noue au point que l’on ne peut plus respirer, les larmes coulent, le besoin d’hurler l’injustice nous étouffe, on veut se souvenir mais chaque souvenir est une nouvelle morsure de l’âme. Peut-être qu’il faudrait chanter et danser comme dans certaines cultures Africaines. Faire la fête avec les vivants non pas pour se rassurer d’être vivants mais pour leur rendre hommage, pour fêter leur arrivée au Paradis. Frédérique et Camille, si vous m’entendez, éclatez-vous bien là-haut mais n’oubliez pas de veiller sur ceux qui pensent toujours à vous parce que vous leur manquez infiniment.