Ecrire pour ne rien dire

30/10/2013 20:41

ECRIRE POUR NE RIEN DIRE

Elle lui écrit voilà 15 jours déjà et chaque fois, sa plume s’affine, ses idées deviennent plus claires, fusent toutes seules sans effort et noircissent d’abord les pages vierges des mails puis de son imprimante. Elle tient en parallèle de cette e-correspondance un journal intime : elle ne peut décemment pas tout lui raconter et elle y colle tous ces e-mails échangés. Chaque e-mail est un peu comme un joyau qu’elle lui envoie : écrire pour le plaisir intellectuel que cela procure, pour lui prouver son amitié indéfectible, pour se sentir drôle, vivante, spirituelle, émouvante, caustique. Pour bousculer son lecteur, le pousser dans ses retranchements. Pour guetter sa réaction, pour découvrir l’excitation de trouver dans sa boite mail, un courriel qu’il lui a écrit, l’ouvrir avec appréhension : comment a-t-il pris sa dernière pique ? En a-t-il marre de recevoir toutes ses élucubrations ? Qu’a-t-il retenu ? Quel sera l’enjeu dans sa prochaine réponse ? Se piquera-t-il au jeu lui aussi ? 

Dans ses réponses elle recherche sans cesse l’idée de géni, le petit truc qui le fera réagir. Se creuser la tête pour un titre percutant, une expression, une litote, un jeu de mots, une allégorie. Trouver des jeux aussi pour pimenter leur relation :

  • imposer 3 mots qu’il devra insérer dans son prochain mail
  • lui envoyer des vieilles photos de classe où il devra se reconnaître, la reconnaître et exprimer son ressenti
  • lui demander de préparer un questionnaire de 10 questions, elle a en fait un également de son côté. Ils se mettent d’accord sur un jour et une heure d’envoi de leur questionnaire réciproque. Ils définissent  un délai pour la réponse. Un seul joker à disposition pour éviter de répondre à une question parmi les 10. Aucune question liée à la sexualité, la vie privée de l’un ou de l’autre. On peut s’inspirer du questionnaire de Marcel PROUST. Et puis, chacun s’étonne de découvrir les questions de l’autre,  doit y répondre, choisir où placer son joker. Il faut  envoyer sa réponse en ayant peur de ne pas être à la hauteur. Enfin, chacun lit les réponses, analyse, souri, est ému, vibre, vit !
  • Chacun doit raconter un événement marquant de son dernier WE, une anecdote avec comme imposé 20 lignes ! Il est possible de réaliser cet exercice pour un événement qui a marqué les dix dernières années puis  sa vie.
  • Chacun impose un thème à l’autre sur lequel il doit rédiger au moins une page de texte. En variante, on peut également décider de travailler sur le même thème chacun de son côté et d’échanger ses écrits
  • Lui envoyer un extrait d’une lettre d’il y a trente ans avec un questionnaire qui s’y rapporte.
  • Lui envoyer un extrait de son journal intime qu’elle tenait dans sa jeunesse au moment de leur rencontre, sur un événement qu’ils ont vécu ensemble et lui demander si la résurgence du souvenir fonctionne. Le souvenir est tellement subjectif !

A chaque mail qu’elle lui écrit c’est la même effervescence qui s’empare de son esprit : trouver un thème, une idée, faire attention au sens de chaque mot. Elle se relit 10 fois, corrigeant les fautes, vérifiant la syntaxe, s’assurant de la justesse de ses propos ou au contraire s’amusant avec les mots à double sens, cherchant à insérer 2 ou 3  mots peu usités, rares, précieux comme des petites perles glissées au milieu de ce bijou délicat. Quand un mot lui semble trop commun ou à la limite de la vulgarité, ou si elle n’est pas certaine de sa signification, elle va sur internet chercher la définition ou le synonyme qui remplacera le mot inadéquat.

Elle cherche désespérément le détail qui le fera sourire ou réagir pour susciter en lui l’envie de lui répondre. Après l’envoi, viendra le temps de l’attente de sa réponse.

Elle est passée par plusieurs étapes avec lui : d’abord il a fallu qu’elle tombe sur ces lettres datant de 30 ans. A l’aube de sa cinquantaine, alors qu’elle subit tant de remous, tant de questionnements, tant de doutes, la voilà qui relit avec ferveur ces missives parfois illisibles, petites pattes de mouche couchées sur un papier bas de gamme des années 80. Déjà le papier passe un peu, l’encre s’affadit jusqu’à ce que certains mots deviennent  indéchiffrables.  Elle les a toutes lues, a souri, s’est souvenue de leur rencontre et l’émotion alors intacte est remontée par vagues jusqu’à la submerger d’une douce écume un peu acre : le goût des regrets de cette jeunesse si éphémère, qui, ayant à peine vécue quelques heures de liberté et d’amour doivent, comme ces insectes portant le même nom, s’éteindre à tout jamais. D’un seul coup, elle a ressenti toute la tristesse du monde l’envahir : plus jamais elle ne vivrait une telle passion,  ces trente années passées l’ayant entraînée de l’autre côté d’un gouffre maintenant infranchissable, lui refusant de revenir en arrière, de goûter à nouveau à cette félicité. Pendant plusieurs jours alors, ses pensées l’ont tiraillée, déchirée, angoissée. N’y avait-il vraiment plus d’issue vers le bonheur, devait-elle vraiment se résoudre à traîner définitivement son mal de vivre, à se contenter des miettes de bonheur que voulait bien lui  octroyer la vie : les vacances en famille, les amis en visite, les quelques sorties telles que les restaurants, spectacles et activités sportives ? Est-ce que son avenir était d’attendre la fin de tout cela sans jamais avoir à vibrer de nouveau, sans espoir de reconquête ? Etait-elle réellement devenue invisible, sans charme et sans intérêt ? Ou était passé sa pétulance, son envie de croquer la vie la pleine dent, son assurance ? Elle sentait bien qu’une révolution sommeillait en elle, grondant sourdement, cherchant son chemin sournoisement dans son esprit pour prendre forme. Le refus de plier, de se laisser aller, d’accepter cette condition insupportable de déchéance, d’oubli de son moi profond, de négation de ses désirs les plus intrinsèques. Et petit à petit l’espoir d’une solution, comme une bouée de sauvetage après la tempête qui lui tend les bras : retrouver son ami de 30 ans, par tous les moyens, comme une urgence, une évidence, attraper le seul radeau de sauvetage qu’elle connaisse, s’accrocher de nouveau à ses mots, jouer avec, reprendre du plaisir dans l’écriture.

Finalement, cette lueur d’espoir elle va s’y accrocher comme une sangsue à sa proie, pendant un mois : relire ses journaux intimes de l’époque, retrouver des adresses vieilles de 30 ans, rechercher des amis communs, trouver des indices comme sa date de naissance. Le 19 octobre 2013 il aura 50 ans ! Et elle a retrouvé les lettres le 5 août 2013 : un mois et demi pour le trouver et lui dire quoi ?

 

Elle rouvre un journal intime. Tout y passe : ses angoisses, ses craintes de ne pas le retrouver suite à plusieurs tentatives infructueuses de recherche sur internet, puis sur une adresse à Boulogne : elle lui a écrit mais la lettre est revenue avec la mention ‘destinataire inconnu’. Elle trépigne de rage, il l’obsède, prend tout l’espace dans son esprit engourdit par ce chamboulement. Parfois, elle se croit devenue folle tellement cette idée l’obsède et se retrouver à nouveau dans l’impasse la terrifie. Alors elle se ressaisie et repart sur une nouvelle piste : un ancien ami, Patrice PATRITCHENKO. Avec un nom pareil, impossible de le râter ! Mais aucun PATRITCHENKO ni PATRICHENKO ni PATRYCHENKO à l’horizon en France. Introuvable sur le net ! Encore une impasse. Elle s’accroche encore : Chantal B. , son amie d’enfance, qui lui a permis de le rencontrer . Elle la retrouve car les parents de Chantal n’ont jamais déménagé.  Elle retrouve rapidement cette amie  avec plaisir et elles ne se quittent plus de tout le mois d’août. Septembre arrive alors avec son cortège d’obligations pour la rentrée. Elle se décide alors à poser une journée de congés afin de se rendre à ORGERUS dans les Yvelines à 50 km de son propre domicile. La maison de campagne familiale est bien là mais évidemment personne ne répond. Elle sonne  chez la voisine de gauche pour prendre des renseignements mais n’apprend pas grand-chose. Elle décide d’aller chercher un bloc de papier à la librairie et commence un petit mot avec ses coordonnées en espérant qu’un jour, sa mère lui fasse la commission. Au moment où elle allait glisser son papier dans la boite aux lettres, elle voit un couple de petits vieux qui sort de la maison de droite : elle leur court après et leur demande gentiment si la maison appartient toujours à sa famille! Et la réponse fuse : oui bien sûr mais ils ne sont pas toujours là.  Reste à les convaincre de lui fournir le N° de téléphone pour les joindre. Elle les rassure explique la situation, leur donne des précisions du type leur ancienne adresse à ST CLOUD : ils y habitent encore mais sont donc  sur liste rouge puisqu’elle ne les a pas trouvés ! La dame se laisse charmer et donne un N° de téléphone qu’elle s’empresse d’appeler  et laisse un message explicite sur le répondeur avec son n° de portable. Elle repart le cœur en joie : elle tient enfin un début de piste ! Nous sommes Jeudi 5 septembre, il l’appellera lundi 9 septembre à 13H27 !

 

77 minutes de conversation à bâtons rompu et la joie de se retrouver, d’expliquer cette situation incongrue, le pourquoi, la cause, les doutes, les angoisses … Elle déballe tout, comme s’ils ne s’étaient jamais quittés, comme si ces trente années n’étaient que quelques mois de séparation et c’est une évidence ils sont bien sur la même longueur d’onde, ils se comprennent, jouent à nouveau, se titillent, se font du bien. La séparation est laborieuse, il va appeler. Mais son impétueuse nature ne peut se contenter d’une promesse aussi floue : elle a besoin de concret et surtout de lui écrire à nouveau mais il a refusé de lui donner une adresse e-mail ou postale. Elle sait qu’il travaille pour une société précise : elle cherche alors sur internet l’adresse générique de la société, tombe par hasard sur le curriculum vitae d’une ex-employée avec son adresse e-mail dans cette société : prénom.nom@société.com : elle n’a plus qu’à extrapoler et vogue la galère : ca passe ou ca casse !  A peine le premier mail envoyé, elle regrette déjà son geste : pourvu que l’adresse soit fausse ! Et si cela le gênait de recevoir un courrier sur sa boite professionnelle, et s’il apparentait sa tentative à du harcèlement, et s’il ne répondait pas… Pendant 2 jours elle vit l’enfer de l’attente, oscillant entre espoir et désespoir, le fameux ’désespoir du singe’ (entre l’envie et l’impossibilité de franchir l’obstacle) ! Et ce sera le début d’un échange fructueux, riche en événements.

Elle aime le savoir heureux de découvrir ses propres mails. Elle aime l’avoir au téléphone de temps en temps. Il veut la voir. Elle fait marche arrière : que se passera-t-il si cela ne fonctionne pas, s’ils sont gênés, n’ont rien à se dire. Pire : si l’un d’eux kiffe et pas l’autre. Pire : Si les 2 kiffent, qu’elle sera alors l’issue ? Une séparation déchirante et l’attente d’une nouvelle rencontre improbable. A quoi bon ? Elle a peur : peur de le décevoir, peur de lui plaire, peur de ne pas être à la hauteur de ses souvenirs. Elle a tant changé ! Elle tremble à l’idée que l’évidence vers laquelle elle tend ne se produise pas : la reconnaissance tant recherchée ! Et puis elle n’est pas prête mais chaque jour qui passe, la ramène un peu plus vers lui. Comment est-il ? A-t-il si peu changé lui qui se flatte d’être immarcescible ? Elle aime son esprit mais ignore totalement à quoi il ressemble. Alors elle lui explique tout cela par téléphone, raccroche puis réfléchit et, après une nuit d’insomnie, elle se ravise : de toute façon elle en crève d’envie ! Alors à quoi bon faire preuve de procrastination ? Mais elle ne veut pas être celle qui quémande, alors comment garder la tête haute ? Elle lui envoie un mail sur un tout autre sujet, lui fait le coup des photos de classe en 1976 et 1981 ! Et elle attend sa réponse. Elle trouvera toujours le moyen de lui proposer un RDV sous la forme d’une boutade.

 

Le commun des mortels trouvera que cet échange de e-correspondance, n’a ni queue ni tête, n’est absolument pas constructive puisqu’ils ne se sont rien dit, qu’aucun sujet de politique, d’économie ou social n’a été abordé. Même la philosophie a été ignorée ! Mais une chose est sûre : écrire pour ne rien dire leur a procuré bien plus de plaisir que de parler du beau temps (et du mauvais aussi) !